volution des entreprises
2002, 2004 Jean Bellec
On reparle actuellement de gouvernement d'entreprise, d'entreprises mondialises, de droit des actionnaires... Il est utile de se pencher sur ce qui a chang dans les entreprises dans le monde depuis un demi-sicle.
FRANCE
Il existe des problmes
spcifiques la France qui tiennent son histoire,
ce qu'on nomme exception culturelle, ses traditions de droit beaucoup plus anciennes que
dans les autres pays.
L'histoire de l'conomie de la France a t marque
par des alternances politiques qui ont t plus violentes que dans la plupart
des autres
pays -en excluant les pays ex-communistes-. La France a conserv depuis 1790
jusqu'en 1936 des habitudes et des lois trs voisines de celles du reste du monde
occidental. Le libralisme y est rest dominant, sinon dans les discours
intellectuels, du moins dans le droit commercial.
Le Front Populaire n'a pas t une exception trs importante car l'intervention de l'tat tait importante dans tous les pays -tats-Unis compris- la mme poque. Mes livres de gographie des l'cole primaire et secondaire vantaient encore la politique d'autarcie et d'interventionnisme d'tat et justifiaient les "ateliers nationaux". Cependant, cette date de 1936 est retenue comme tant celle des grandes nationalisations, bien que la plupart de celles faites par le Front Populaire correspondaient des dfaillances d'industries prives rendant un service public (ou rput tel, telle l'industrie aronautique pour la dfense). Certes, le Front Populaire avait t appuy par les partis marxistes (PCF et SFIO), mais ceux-ci avaient t loin de pouvoir mettre en oeuvre une politique gnralise de nationalisation des moyens de production.
La Rvolution Nationale de 1941 eut dans les faits des consquences plus durables : le mythe du chef fut vraisemblablement l'origine des pouvoirs quasi-absolus confis par la loi au patron, le prsident-directeur gnral; par ailleurs, la contre-rvolution antilibrale rtablit le concept de coopratives d'artisans, de travailleurs ou de paysans hrit du concept des corporations de l'ancien rgime, concepts qui d'ailleurs n'avaient pas cess d'tre soutenus par les rformistes chrtiens.
En 1945, la coalition des partis de la Rsistance (PCF, SFIO, dmocrates chrtiens) imposa une volution socialiste plus nette qu'en 1936 en dcidant la nationalisation des banques de dpt et des assurances ainsi que celle des producteurs d'nergie (charbonnages, lectricit et gaz). Les entreprises prives se partagrent le secteur secondaire des entreprises de transformation (chimie, mtallurgie) laissant un secteur tertiaire largement artisanal et peu structur. Le basculement droite de la IVe Rpublique, survenu partir de 1947, eut essentiellement comme impact une reprise des liens entre patrons et gouvernement, les premiers obtenant des subventions en change de leurs concessions la "paix sociale".
La Ve Rpublique naquit en mme temps que le trait de Rome tablissant la Communaut Europenne bti sur les postulats fondamentaux d'un ultralibralisme, ultralibralisme qui resta longtemps cach derrire les controverses sur l'agriculture et autres sujets d'actualit. Les gouvernements gaullistes pratiqurent une politique volontariste d'expansion dirige -sur des axes jugs "impratifs nationaux" sans gure toucher au cadre juridique des entreprises concernes. Le tertiaire tait laiss aux initiatives prives et la "grande distribution", malgr les coups de freins exigs par des lus locaux, devint un des fleurons de l'conomie franaise. Les entreprises vocation (c'est dire march) mondiale furent aides et protges par des structures gouvernementales souvent inconscientes des actions de prvarication faites par des entrepreneurs au nom de l'intrt national.
L'alternance de gauche de 1981 se fit au nom d'un programme commun plus marxiste qu'en 1936 ou 1945 et fit passer l'essentiel des grandes entreprises franaises sous la coupe du gouvernement, l'exception de la distribution. Cependant, la tutelle de l'tat sur des entreprises dont il tait propritaire se relcha assez rapidement et les socits nationalises profitrent de leur recapitalisation pour jouer dans la cour des multinationales, pour le meilleur et souvent pour le pire, comme leurs concurrents trangers.
Il faut noter que beaucoup de socits industrielles nationalises en 1982 taient bout
de souffle, leurs actionnaires ne pouvant plus faire face aux besoins de
modernisation et bien entendu de croissance externe. On peut penser aujourd'hui
que la nationalisation a permis de retarder d'un vingtaine d'annes le sort
"naturel" de ces entreprises industrielles.
Sensibles aux arguments de possder un "champion national", les gouvernements
d'aprs 1983 laissrent mme ces champions nationaux s'endetter lourdement
pour faire des acquisitions hasardeuses l'tranger, acquisitions rarement
justifies par l'impratif de service public qui avait en principe prsid
leur nationalisation. Ces acquisitions taient d'autant plus coteuses
qu'elles taient beaucoup plus difficiles financer, car elles ne pouvaient l'tre par simple dilution du capital. Ces difficults
n'effrayrent pas des "Mozarts de la finance" de btir des empires plus ou moins
phmres en engageant la dette des entreprises publiques, et n'empchrent
ni la Bourse, ni
les gouvernements d'admirer leur conduite.
L'alternance de 1986 lana un
processus de dnationalisation auquel la Commission Europenne apporta, mme
aveuglment, tout son poids. Le "petit actionnaire" franais a
acquis une part importante du capital rachet l'tat, tandis que le capital
tranger, essentiellement des fins spculatives, y a pris une part souvent importante et que des jeux subtils de banque
d'investissement, de participations croises permettaient aux nouveaux
patrons de garder un pouvoir quasi-absolu hrit du rgime de Vichy.
Cependant le poids des investisseurs trangers devint suffisant pour faire
dpendre la "valeur" des entreprises franaises des alas de la
conjoncture financire internationale. Les acrobaties montaires auxquelles
s'taient habitus les patrons et actionnaires franais furent, de part cette
internationalisation, remises en
cause et certains ne furent temporairement sauvs que par les lenteurs de la
justice franaise.
Les pouvoirs rgaliens de l'tat (golden share, fixation des parits
montaires, dtermination des taux d'intrt) ont t remis en cause par
les lois et directives europennes et n'ont pas t remplacs par un pouvoir
supranational.
Enfin, avec la "globalisation" de ces grandes entreprises, a commenc une
"dsindustrialisation" avec leur dlocalisation sous diverses formes
(externalisation, cration de filiales, acquisitions).
Aprs ce survol de l'volution historique contemporaine, regardons le sujet de l'exception culturelle qui a domin les ngociations du GATT ayant enfant l'Organisation Mondiale du Commerce (WTO). Les ngociateurs franais avaient pour objectif de limiter la pntration trangre dans les services, y compris banques et assurances au nom de la protection de biens culturels. Cette dernire avait pour objectif de soustraire aux lois conomiques du march le cinma, la tlvision, la musique, le livre, le logiciel. Ces activits restaient gouvernes pour l'essentiel par des entreprises prives multinationales lies entre elles par des contrats plus ou moins obscurs mais tout fait du domaine marchand. Finalement, les gouvernements franais ont su retarder la libralisation de ce secteur afin de se mnager l'appui d'un lobby influent en matire de communication.
la diffrence entre le droit franais et les droits anglo-saxons est que la France est comme le disent les Chinois depuis le XVIIe sicle le pays du droit crit. Saisie par un plaignant, la justice passera, si elle s'est saisie du problme "lgalement". A l'oppos, le droit anglo-saxon attribue plus de valeur aux contrats privs, mme non crits et les plaideurs peuvent d'un commun accord arrter le cours de la justice. En France, la cour suprme (la Cour de Cassation) ne peut trancher au fond, ce qui retarde d'autant l'volution de la jurisprudence.
ALLEMAGNE
L'Allemagne a bnfici pendant les annes 1950 d'un appareil industriel rnov, d'une plus grande homognit politique de sa population et de l'absence du fardeau induit par la rsistance la dcolonisation (fardeau support par la France, les Pays-Bas et l'Angleterre). Un tissus industriel fond sur le secteur secondaire (constructions mcaniques et lectriques, chimie), une pargne importante canalise vers l'industrie par des banques rgionales et des caisses d'pargne ont permis ce pays une croissance rapide et une monnaie forte.
La dcision courageuse et hardie d'intgrer rapidement parit la DDR dans la Rpublique Fdrale lui a cot extrmement cher ainsi qu' la Communaut Europenne en gnral. La cause vraisemblable de la profondeur de la rcession de 1993-1994 a t due aux taux d'intrt levs impliqus par cette intgration, faite simultanment avec la libralisation totale des changes financiers.
A partir de 2001, l'Allemagne s'est enfoncée dans un déficit public bien au delà des limites qu'elle avait imposées à l' "Euroland" dans les annexes au traité de Maastricht.L'Allemagne a d son redressement d'aprs guerre au faible cot de ses dpenses militaires et un consensus social trs marqu , impliquant un niveau de salaire ouvrier et donc un cot du travail lev. Depuis les annes 1990, elle a vu ce consensus social se dtriorer sensiblement et son industrie a t victime de la dlocalisation vers l'Asie de l'Est, comme la plupart des autres pays "dvelopps"
ETATS-UNIS
Les tats-Unis sont bien entendu le lieu o l'conomie librale s'est imposée depuis longtemps. Cependant, c'est une simplification que d'ignorer que du moins jusqu'aux annes Reagan, des portions importantes de l'industrie amricaine sont restes longtemps rgules. Le gouvernement fdral et celui des tats a longtemps conserv des initiatives industrielles (installations nuclaires, barrages hydrauliques) dont il n'affermait que l'exploitation des socits prives. De nombreuses "non profit companies" dominaient la recherche oprationnelle. Des "public utilities" graient la communication , la production et la distribution d'nergie Enfin la distribution de l'eau est reste encore publique permettant aux entreprises franaises spcialises de prcher le libralisme aux tats-Unis. Les banques amricaines taient encadres par une lgislation datant de l're Roosevelt (Théodore) leur interdisant toute croissance gographique ou verticale, ce qui permettait aux banques nationalises franaises de caracoler en tte des leaders mondiaux.
Ce "socialisme" amricain, hritier de la crise de 1929, subit un grave revers avec la prsidence Reagan qui donna aux ultralibraux de l'cole conomique de Chicago un triomphe quasi total sur les keynsiens de Roosevelt. La drgulation du systme bancaire obtenu dans les annes 1990 paraissait clore un chapitre prim de l'histoire conomique amricaine.
Aprs un instant d'inquiétude presque panique devant la construction ventuelle d'une "forteresse Europe", les entreprises amricaines vocation mondiale furent rapidement rassures par le nouveau Credo libral europen et s'attachrent davantage aux autres marchs prometteurs : l'Asie, l'Amrique Latine et l'Europe de l'Est. Aids par la dvaluation de fait du dollar, les riches trangers (socits europennes et japonaises, mirs du ptrole) ont immobilis depuis 1980 des capitaux substantiels aux tats-Unis et devenaient en quelque sorte prisonniers de ces investissements, gnralement grs par les mmes citoyens amricains qu'avant leur acquisition. Un des axes important du progrs conomique amricain devenait l'ouverture des nouveaux marchs. Les socits japonaises et europennes (et leur suite leurs gouvernements) se sont montrs de solides allis dans ce sens pour liminer l'embryon de concurrence pouvant merger des restes de l'empire communiste (aviation par exemple).Les socits industrielles amricaines restent plus puissantes que les industries europennes, grce en partie au trs haut niveau de dpenses de "scurit" irriguant l'industrie arospatiale et une grande partie de l'industrie informatique. Ces dpenses de dfense avaient subi deux rgressions dans la seconde moiti du XXme sicle: la dmobilisation de 1945 et la dernire partie de la guerre du Viet-Nam. Les administrations rpublicaines ont fait de segment conomique une chasse garde aux entreprises amricaines et un levier important de la croissance conomique apparente des tats-Unis.
JAPON
Le Japon pose un problme intressant qui ne me parait compltement dcrit par les analystes financiers. Il ne suffit pas de parler de la "bulle immobilire" qui a saisi ce pays entre 1986 et 1988 ; cette bulle n'a pas t compltement purge 15 ans plus tard. L'conomie du Japon tait traditionnellement -depuis le milieu du XIXe sicle, l're Meiji- domine par des entits spcifiques, les keiretsu, ne respectant pas les conventions du capitalisme occidental (profit distribu aux actionnaires, notamment). Les keiretsu taient des conglomrats bass sur des socits de ngoce, comprenant des banques, des entreprises industrielles et des entreprises d'acquisition de marchandises brutes (bois et mtaux). Avec l're Meiji, la dominante industrielle s'accentua. L'abandon de la politique d'isolationnisme profita la branche commerciale, tandis que l'expansionnisme renforait les fabrications industrielles militaires.
L'expansionnisme en Core et en Chine du Nord correspondait un colonialisme assez classique des pays dvelopps, mais l'entre du Japon dans la seconde guerre mondiale fut davantage d aux menaces sur les approvisionnements en matire de matriaux bruts menacs par les Anglo-Saxons en Indonsie. L'effort de guerre fut bien entendu support par les keiretsu mais apparemment sans les investissements faits l'poque aux tats-Unis au profit de certaines entreprises.
Aprs la dfaite, le proconsulat amricain s'effora d'obtenir le dmantlement des keiretsu, mais ne russit gure qu' punir ceux trop mls l'industrie d'armement. Avec la guerre de Core, les tats-Unis laissrent la main libre aux entrepreneurs japonais, jeunes ingnieurs pendant la guerre, n'ayant pas de fortune personnelle, qui lancrent la reconstruction du Japon sur la base de structures conomiques de l'ancien rgime. Cette reconstruction mit l'accent sur les technologies de pointe occupant beaucoup de main d'oeuvre et s'adressant au march mondial aprs un lancement exprimental sur le march domestique rendu impermable par la langue et les normes aux produits concurrents trangers. Les investissements des entreprises taient couverts par des emprunts consentis des taux trs avantageux par les banques du groupe auxquelles appartenaient ces entreprises. La main d'oeuvre relativement bien duque bnficiait aussi de la migration des habitants des campagnes.
Les entreprises tirrent partie de l'ingniosit de ses cadres pour augmenter la productivit et maintenir les cots de production en maintenant un consensus social presque idyllique. Le surplus de la balance des payements engrangs par l'orientation grande consommation des marchs poursuivis par l'conomie japonaise furent le plus souvent consacrs des investissements l'tranger: renforcement du rseau commercial, construction d'usines difficiles robotiser et la fin investissements spculatifs aux tats-Unis et un moindre titre en Europe.
Tel tait le Japon vers 1985. Les cadres japonais taient quelque peu jaloux de ne pas atteindre et de loin le niveau de vie de leurs collgues amricains. Les jeunes ne se satisfaisait pas de l'ascse impos par leurs ans, les ressources naturelles et surtout le terrain disponible la construction se faisait rare. Les gurus amricains de l'expansion et de la drgulation reaganienne expliqurent aux Japonais que la solution de leur problme exigeait l'ouverture du march intrieur, la drgulation et la concurrence. La spculation immobilire se dchana, les ingalits augmentrent, les investissements l'tranger se dvalurent. Un rexamen des socits japonaises l'aune occidentale conduisit trouver que l'essentiel des socits industrielles mritaient le chapter 11 et qu'elles n'taient supportes que par leur symbiose avec les banques. L'imposition des normes financires occidentales mit fin la croissance apparente du Japon et aurait d provoquer son dclin rapide. de fait, le chmage devint plus "normal", les investissements diminurent, la Bourse s'effondra. L'conomie japonaise ne subsiste que par la demande des consommateurs du monde entier qui justifie l'existence et la solidit des entreprises industrielles de ce pays.
Rflexions sur l'conomie contemporaine